Manifeste des études lorettaines

L’Ancienne-Lorette, le 2 avril 2021

καρκίνοσ πάντων πατήρ – parmi nous, les uns sont soumis, les autres sont libres. Et nos ancêtres disaient qu’il est impossible de faire en sorte qu’une écrevisse « marche droit ». C’est pourquoi le peuple lorettain marche toujours, bien qu’à sa manière propre, quitte à prendre des directions insoupçonnées des tenants de l’Ordre et du Progrès. En cette année 2021, le jour du 2 avril ne marque pas seulement l’anniversaire de la mort du Christ, mais également, pour la toute première fois, celui d’un sauveur d’un autre genre pour le peuple de L’Ancienne-Lorette. Il y a un an jour pour jour, en effet, notre fidèle porte-étendard Émile Loranger s’éteignait après plus de trente-sept années de lutte acharnée contre l’impérialisme. Dans ce contexte, où désormais L’Ancienne-Lorette est livrée à elle-même, toute pensée, parole ou action est polémique : ou bien défaitiste, ou bien résistante. Certes, pour des raisons qu’il nous faudra éclaircir, tous ne le ressentent pas également ; il en est même aujourd’hui qui ne voient aucune nécessité à l’affirmation d’une identité distincte, proprement lorettaine. À ceux-là faudrait-il sans doute rappeler les principaux faits qui constituent l’histoire de notre peuple. Rappelons-nous d’abord qu’en 2016, la Ville de L’Ancienne-Lorette lançait une campagne de relations publiques visant à montrer au monde que, dix ans après l’épisode cauchemardesque de sa fusion forcée à Québec, son identité était plus forte et assumée que jamais. On y caractérisait en effet les principaux traits de l’essence lorettaine, à savoir, notamment : un profond attachement à la nature, un fort esprit communautaire et la recherche d’une vie de loisir. Ne nous leurrons pas, toutefois : l’idéal raffiné que projette cette image – néanmoins juste, faut-il le dire – du peuple lorettain n’est pas sans cacher les profondes cicatrices de notre histoire, marquée par la douleur de l’injustice et du déni.

Les débuts de L’Ancienne-Lorette eurent pourtant tout d’une idylle : le lieu de l’érection de la première chapelle fut vraisemblablement choisi pour ses qualités telluriques par les Hurons, arrivés depuis peu de la région des Grands Lacs et accompagnés du jésuite Pierre Chaumonot. Situé entre une montagne et un ravin où coulait une rivière limpide, le centre lorettain était juché sur un plateau surplombant l’immense vallée qui accueillerait ses terres. Cet endroit sans pareil devint rapidement, et pour cause, l’un des principaux lieux de pèlerinage en Amérique du Nord. Pour Pierre Chaumonot, l’établissement de ce sanctuaire était l’ultime manière de rendre grâce pour le miracle qui l’avait jadis mené à sa conversion religieuse, en Italie. C’était également le lieu privilégié pour apprendre aux Français la langue huronne, dont il avait rédigé la toute première grammaire. Peu après sa mort, les Hurons, dont la pratique de la chasse les poussait à se déplacer toutes les deux ou trois décennies, abandonnèrent ces terres en emportant le contenu de la chapelle ; le lieu n’en était pas moins sacré, ce qui explique sans doute qu’on le fit garder par un jésuite solitaire pendant au moins deux années, jusqu’à ce qu’on décidât de peupler à nouveau l’endroit. Après le départ des missionnaires, le plateau lorettain conserva son rôle comme centre magnétique de toute la région, en témoigne cette enquête du régime en 1721 à l’issue de laquelle, conformément à la volonté des habitants, des territoires qui s’étendaient sur cinq seigneuries différentes furent rattachés à l’Ancienne-Lorette, dont la superficie était alors supérieure au double de celle de Québec. Malgré tout, cette même topologie qui fit de la vieille Lorette un lieu de pèlerinage idéal nous préserva du tumulte civilisationnel de nos voisins, nous privant certes de l’éducation occidentale, mais du même coup de la modernité et de ses maux, qui ne nous atteignirent véritablement qu’au milieu du xxe siècle. La sensibilité qui nous permit à l’origine de choisir ce lieu qui accueillerait nos racines se perdit alors dans l’ouragan de la technique et de l’esprit cartésien de la société qui nous avala, ratiocinant nos terres en un réseau de bassins versants et de zones inondables. Il semble enfin que ce soit l’époque de la Révolution tranquille qui, comme nous le verrons, acheva d’ensevelir en nous le dernier soupçon de mystique lorettaine.

À vrai dire, il semble que ce soit avec l’histoire de la fédération canadienne que débute celle de nos malheurs ; c’est du moins à partir de cette époque que surgirent en nombre croissant les témoignages attestant de la mesquinerie de la société canadienne-française à notre égard. Celle-ci, visiblement atteinte d’une sévère manie ferroviaire, tenta à plusieurs reprises de jeter ses lignes au cœur de notre village, en 1876, 1904 et 1914 ; fort heureusement, nous ne mordîmes jamais à l’hameçon. De même, nos propres tentatives diplomatiques aboutirent à l’échec. Les Québécois, par exemple, non contents de s’être moqués de notre primitive naïveté à la Saint-Jean-Baptiste de 1880, ont vraisemblablement comploté afin de nous priver d’eau courante, ce qui dura de 1886 à 1910, et même jusqu’en 1930 pour certaines régions périphériques du territoire lorettain. Par la suite, l’un de ces secteurs, celui des Saules, nous fut retiré en 1945, bien qu’il eût toujours été rattaché au pôle culturel qu’est l’Ancienne-Lorette. En 1947, alors que débutait la Guerre froide, le territoire restant de la municipalité fut scindé en deux, sur le modèle de la ville de Berlin, quoique sans mur. Le gouvernement central, dont la base d’opérations était au centre-ville, perdit alors le contrôle de l’aéroport lorettain, situé quant à lui dans la partie ouest. Ces circonstances nébuleuses facilitèrent l’accès aux installations à des Québécois malveillants, ce qui donna lieu en 1949 à ce qui semble être le premier attentat aérien de l’histoire occidentale. La preuve qu’il se tramait là depuis longtemps d’obscures affaires : la partie ouest du territoire, pour ainsi dire près de la moitié des terres qui nous reviennent en droit, fut annexée à la ville de Sainte-Foy en 1970. Pendant ce temps, ce qui restait de notre village historique fut officiellement laissé à l’abandon en 1967, au gré d’une décision du philistinissime ministre Tremblay, puis détruit en 1973, achevant ainsi le saccage de notre patrimoine culturel entamé plus de deux siècles auparavant par les troupes britanniques de James Wolfe, de passage à l’Ancienne-Lorette en 1759.

Malgré ces tentatives d’assimilation tranquille, le peuple lorettain, qu’on croyait pourtant « sans histoire et sans culture », était toujours debout et vigoureux, le sommet de cette force étant symbolisé par l’incorporation en 1987 de l’article défini « L’ » au nom de notre patrie ; pour l’État québécois, ce fut le comble de l’insulte. C’est pourquoi il entreprit de jouer le tout pour le tout et, détournant sans doute vers nous la frustration de ses propres échecs nationaux, se résolut à nous rayer carrément de la carte. Le 1er janvier 2002, L’Ancienne-Lorette, fusionnée de force à la ville de Québec, n’existait plus. Nos voix s’élevèrent alors à l’unisson pour dénoncer ces lois loretticides, de sorte qu’au bout de quatre années de lutte, soulevés par notre maire et le portant bien haut, nous regagnâmes notre patrie. Sans le courage d’Émile Loranger, nous n’aurions peut-être pas su transformer en une telle force la colère et la honte que nous éprouvions, et dont le souvenir est encore bien vif aujourd’hui. Nous n’en étions toutefois pas au bout de nos peines : dans les années qui suivirent, on nous attaqua à la fois par le feu et l’eau, en brûlant notre seul théâtre en 2012 et en nous inondant à deux reprises, en 2005 et en 2013. Par ailleurs, il nous faut encore aujourd’hui payer un tribut démesuré et absurde à notre envahisseur ; les contestations répétées de ce dernier à nos recours devant les tribunaux ont finalement achevé notre valeureux maire il y a un an. De même, bien que nous ayons regagné le contrôle administratif de notre capitale culturelle, dont la majorité de l’étendue est à ce jour encore annexée à Québec, nous vivons sous la menace constante de voir le cœur de notre cité transpercé d’une autoroute, preuve ultime qu’aux yeux de l’État québécois, nous ne sommes rien, et qu’il suffit de nous diviser pour qu’on nous oublie à jamais. Que faire ?

En toute apparence, nous sommes maintenant seuls, isolés et sans moyens. Car au fil des années, comme nous venons de le voir, nous avons été trahis tantôt par les traditionalistes, tantôt par les progressistes, ici par les souverainistes et là par les fédéralistes. Il est dès lors manifeste que, tout comme l’insoumission caractéristique de l’écrevisse, celle du peuple lorettain n’est pas un caprice, une lubie, mais une nécessité tirée des faits. Il va sans dire qu’à l’orée de l’ère post-Loranger, nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins. C’est en effet aujourd’hui, en 2021, qu’un choix crucial s’impose à nous, le peuple lorettain. Si nous ne faisons rien, cela reviendra à nous soumettre et voir lentement disparaître notre culture, qui sombrerait alors à jamais dans l’oubli parmi les fossiles de nos ancêtres. Il nous faut donc entériner la pensée lorettaine, une fois pour toutes et par des moyens inouïs, à travers une institution proprement savante et lorettaine, autrement dit un « Institut d’études lorettaines ». La mission de celui-ci atteint autant la science que la culture lorettaines, qu’il doit développer, promouvoir et conserver ; concrètement, ses travaux se diviseront en deux branches principales, l’une « analytique » et l’autre « synthétique », c’est-à-dire que les études lorettaines, en deux versants, seront consacrées d’une part à la recherche fondamentale et descriptive, dont les fruits serviront d’autre part à l’élaboration d’un travail prescriptif. Au fil des années, chacune de ses branches se ramifiera à son tour ; nous verrons naître non seulement une philosophie lorettaine, mais une épistémologie et une esthétique lorettaines, pour ne nommer que celles-là, voire – qui sait ? – une algèbre lorettaine, une grammaire lorettaine, une science juridique lorettaine ! Ces travaux seront présentés au public au moyen de la revue savante Perspectives lorettaines, qui publiera jusqu’à trois numéros par année.

Par ce manifeste, nous appelons solennellement à la reconnaissance internationale de ce nouveau phare qui, du haut du plateau lorettain, illuminera d’une lumière nouvelle cette cité aux origines miraculeuses que l’on aura une fois de plus sauvée de l’oubli.

Réal Germeloin
r.germeloin@ielor.ca